N’en déplaise à Ethic Océan, le repeuplement en anguille n’est pas une mesure récente et pas si mauvaise que cela.

Dans son dernier communiqué de presse du 8 décembre 2023 intitulé « Le repeuplement (en anguille) , une fausse bonne idée« , Ethic Océan se cantonne, pour expliciter le sous-titre de son communiqué « Des mesures de protection de l’anguille qui coûtent cher et dont l’efficacité interrogent les scientifiques….« , à une suite d’approximations et d’inexactitudes qui n’a plus rien à voir avec l’éthique environnementale qu’elle entend défendre. 

Nous tenons ici à répondre de manière plus précise et argumentée pour montrer que le repeuplement ou plutôt le transfert de civelles est une mesure importante et cohérente des plans de gestion de l’anguille dans de nombreux pays européens. 

Le repeuplement ou transfert d'anguilles à l'intérieur de sa zone de répartition européenne n'est pas une mesure récente.

Le repeuplement en anguille est une mesure prévue par le règlement UE 1100/2007 portant sur la restauration de cette espèce. 

C’est une mesure qui n’est pas récente et qui a été mise en œuvre de manière courante après la Première Guerre Mondiale. Ainsi Jean Le Clerc, inspecteur principal des Eaux et Forêts décrit dans le Bulletin Français de Pisciculture de nombreux projets de transfert de civelles effectués  par les Pays-Bas, l’Allemagne, la Pologne ou bien l’Italie. En France, la station d’Abbeville en Manche, puis plus tard la station de Nantes sur la Loire en distribuent pour « remédier à cette raréfaction de l’anguille adulte qui n’est pas spéciale à la France » (citation Leclerc 1930, BFP,19, janvier 1930).

Une reprise d'une pratique ancienne en cohérence avec la dégradation et la disparition des habitats de l'espèce en Europe

Si l’on peut se poser la question de la nécessité de tels transferts au début, voire dans la première moitié du 20ème siècle compte-tenu du relatif bon état des milieux aquatiques et d’une continuité écologique encore respectée au moins dans les parties basses des rivières, ce n’est plus le cas à partir de la seconde moitié du 20ème siècle.

Ces parties basses sont des zones vitales pour l’accueil des civelles et pour la production des anguillettes qui diffuseront dans de nombreux milieux du bassin versant d’accueil ou de la zone côtière avoisinante pour produire de l’anguille jaune puis argentée.

Au début du 20ème siècle, les quantités de civelles capturées sont telles que beaucoup de gestionnaires estiment qu’à force de puiser dans la ressource (pour faire de la colle de poisson ou bien nourrir les animaux lorsque le marché de la consommation humaine est saturé), celle-ci va finir par se raréfier d’où la nécessité de réensemencer certains territoires où la densité en anguilles semble s’amenuiser.

Le statut de l’espèce a fortement changé à la fin du 20ème siècle. En ce début de 21ème siècle, personne ne conteste la diminution de l’espèce dans la totalité des écosystèmes qu’elle colonisait ni la diminution très significative des remontées de civelles dans l’ensemble de l’aire de répartition ainsi que le montre la figure 1 ci-dessous.

Figure 1 - Evolution relative de l'indicateur d'abondance des remontées de civelles dans diverses zones de l'aire de répartition d'après données WGEEL

Sur la figure 1 ci-dessus on voit que la diminution de la colonisation des civelles provenant des leptocéphales issues de la mer des Sargasses commence par le nord de l’aire de répartition au milieu des années 50s (entrée de la mer Baltique), puis en mer du Nord au milieu des années 60s et enfin se manifeste dans le sud dès la fin des années 70s (golfe de Gascogne, nord du Portugal) qui reste la zone la plus irriguée. 

Pour la zone centrale de l’aire de répartition qui correspond au golfe de Gascogne, la diminution des flux de civelles arrivant dans les grands estuaires de la façade atlantique est à rechercher dans le milieu des années 60s. 

En 1994, le rapport d’évaluation sur les zones humides montre qu’en France plus de la moitié des zones humides a disparu entre 1940 et 1990. Ceci est dû essentiellement au fait de politiques publiques sectorielles dans les domaines de l’agriculture, de l’assainissement et du drainage.

De manière progressive, l’artificialisation des estuaires s’est faite durant le 20ème siècle: approfondissement des chenaux estuariens, développement des structures portuaires et des plateformes logistiques, urbanisation des rives, développement autoroutier,….Cela a touché tous les grands estuaires de la façade atlantique et de la Manche: Seine, Loire, Gironde, mais aussi des zones estuariennes de moindre dimension comme les estuaires de la Charente ou de l’Adour.  Les zones rivulaires ont été ainsi peu à peu remblayées et asséchées.

Si depuis, les années 70s, la composante environnementale des estuaires a été prise en compte, le mal a été fait et l’artificialisation des corridors estuariens  a touché également les cours moyens des fleuves pour la protection contre les inondations. Ainsi digues, vannes à clapet étanche, barrages écrêteurs de crues, ont fortement diminué la capacité d’accueil de ces milieux qui constituent les principales zones de nourriceries de l’anguille. Ceci  a pu jouer notamment sur la survie de ces juvéniles comme on le constate pour de nombreuses espèces piscicoles qui, au même titre que l’anguille, ont besoin d’une surface de territoire suffisante pour croitre dans de bonnes conditions. 

Figure 2 - Schéma montrant l'évolution de beaucoup de nos estuaires européens dont la capacité d'accueil a fortement diminué.

Parallèlement la qualité des eaux s’est dégradée. Nous sommes passés au cours du 20ème siècle, d’une pollution essentiellement organique à laquelle s’est ajoutée ultérieurement une pollution biologique et chimique. Les PCBs produits toxiques qui s’accumulent fortement dans les tissus graisseux de l’anguille, impactent les milieux aquatiques dès 1930. Ils seront interdits en 1980, mais par la France qu’en 1987. Plus récemment les retardateurs de flamme et de nombreux produits médicamenteux contaminent les milieux et provoquent des modifications physiologiques chez de nombreuses espèces piscicoles.

La dégradation des milieux aquatiques continentaux a un impact considérable sur la zone littorale et côtière. Plus de 80% de la pollution qui affecte la zone côtière vient de la terre. Faire une Aire Marine Protégée en bordure de côte sans s’attacher à résoudre ce problème, c’est soit faire preuve d’incompétence soit manier la langue de bois. 

Ainsi, le transfert d’une petite  partie des civelles de la zone centrale la mieux irriguée et issues d’écosystèmes dégradés vers des zones plus nordiques choisies selon des critères précis pour optimiser la capacité d’accueil a un sens à l’échelle de l’aire de répartition de l’anguille. Cela constitue un processus de restauration de la population de type actif  d’autant que l’on observe dans certains écosystèmes de la zone centrale des signes de saturation du milieu de colonisation naturelle à partir des flux de civelles existant. 

"L'efficacité interroge les scientifiques"

« Selon les scientifiques, ces opérations (de repeuplement) n’ont pas fait leur preuve: la majorité des civelles relâchées ne survivent pas. Dans leur dernier avis, les experts du CIEM recommandent qu’aucune capture ne soit autorisée en 2024 – y compris pour le repeuplement » nous dit, dans son communiqué de presse, Ethic Océan. 

Là encore que d’approximations, de raccourcis et de vérités tronquées. 

Tout d’abord, le dernier avis de 2023 (WGEEL report, Vol 5, Issue 98) ne fait aucune référence au repeuplement. Il reste dans la ligne éditoriale de 2022 et continuera à l’être dans les prochaines années. Ceci  rend tout à fait stérile son apport qui se cantonne, en vertu de l’approche de précaution du CIEM et de l’impossibilité d’évaluer cette ressource et l’impact de la pêche sur elle, à « conseiller » de ne pas faire de captures quelle que soit leur utilisation. 

En fait deux rapports sont importants pour jeter les bases du repeuplement en France et en Europe:

Le premier est celui édité par le GRISAM (Groupement d’Intérêt scientifique sur les Poissons AMphihalins) qui date de 2015 et fait le point sur les 3 premières années de repeuplement en France: période 2011-2013 durant laquelle 20 millions d’individus ont été déversés pour un budget total (y compris le suivi) de 4 millions d’euros. 

Trois considérations émergent de ce rapport :

1 – Il faut une bonne maitrise des actions allant de la capture au déversement (pêche non traumatisante, stockage en vivier dès la capture, transport avec des moyens appropriés) et une réflexion cohérente sur le site de déversement (fort potentiel d’accueil pour les jeunes stades à proximité d’habitats favorables pour le grossissement).

2 – la survie des individus est liée fortement à la qualité des individus déversés d’où la nécessité de faire évoluer les pratiques de pêche vers des bonnes pratiques. Ceci correspond à l’initiative prise ultérieurement  par la pêche professionnelle d’éditer avec le WWF France un guide de bonnes pratiques et une charte de bonnes pratiques de la pêche civelière. Celle-ci doit être signée par tout possesseur de licence civelle. Les résultats récents sur la qualité des civelles montrent que cela a permis de diminuer fortement la mortalité après pêche pour l’ensemble des engins utilisés. 

3 – Nécessité d’accroitre le niveau de connaissances sur le nombre d’anguilles argentées produites et leurs aptitudes à migrer vers la mer des Sargasses. Cela nécessite une meilleure connaissance de la mortalité naturelle aux stades jeunes qui, pour l’instant, est estimée en première approximation par un pourcentage de 90% de mortalité de la civelle à l’anguillette. 

 Le document de l’appel à projet de l’Office Français de Biodiversité (OFB) s’inspire fortement de ce rapport et précise à la fois les analyses sanitaires à effectuer avant tout déversement et le protocole de déversement (choix du site, densité à l’hectare).

Le second document est le rapport du WKSTOCKEEL de juin 2016 édité par le CIEM.

Il définit ce que l’on entend par bénéfice net du repeuplement (ou du transfert) de l’écosystème donneur vers l’écosystème receveur : « where the stocking results in a higher silver eel escapement biomass than would have occurred had not been removed from its natural habitat (donor) in the first place » . (traduction du rédacteur : où le repeuplement résulte en un échappement en anguilles argentées plus fort que celui obtenu dans le cas où les individus n’auraient pas été déplacés de leur habitat naturel initial). 

Il met en évidence que les anguilles transférées contribuent à la production locale d’anguilles jaunes et argentées. Le bénéfice obtenu pour le stock à une échelle d’investigation plus large et la contribution de ces transferts à la reproduction de l’espèce ne peuvent être quantifiés par manque de connaissances suffisantes sur la population de reproducteurs et sur le processus de ponte proprement dit. 

Pour mieux estimer ce bénéfice net, des recherches doivent être développées sur les capacités d’accueil de l’écosystème donneur (des travaux montrent que celui-ci pouvait être saturé avec les flux de civelles actuels), la mortalité naturelle des anguilles à différents stades du cycle biologique et dans différents écosystèmes, la mortalité des anguilles commercialisées au sein de la filière de repeuplement. 

Les réponses à certains de ces questionnements  commencent à être mieux précisées par de nombreux travaux récents portant sur l’amélioration des conditions de pêche, du stockage et du transport des civelles utilisées pour le repeuplement ; sur les survies des individus transplantés ; sur les effets et impacts de la densité-dépendance ; sur la comparaison des caractéristiques des populations transplantées et résidentes ou bien sur le choix des milieux de déversement.

Pour exemple, le rapport de synthèse coordonné par ARA France et rédigé sous l’autorité du MNHN (Professeur Eric Feunteun). 

Projet-ADRAF-Analyse-des-Donnees-Repeuplement-Anguille-France-VF.pdf (repeuplementanguille.fr)

Ce rapport qui fait l’analyse des résultats obtenus sur une période de 10 ans de transfert de civelles en France portant sur 87 millions d’individus introduits dans des écosystèmes sous peuplés montrent que ce transfert est une mesure effective pour produire des anguilles jaunes et argentées dans des habitats non ou peu colonisés par l’anguille. Celles-ci présentent des taux de croissance qui augmentent au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’embouchure. Ces éléments permettent de mieux étudier l’impact des processus de densité-dépendance et de mieux choisir les zones de déversement des civelles transférées. 

Civelles transférées prêtes à être immergées. La photo montre les civelles dans leur emballage de transport.

Comme on le voit les équipes de recherche et les pêcheurs professionnels ainsi que l’ensemble des acteurs de la filière anguille en Europe ne se limitent pas à « s’interroger » sur le bien fondé de tels transferts. Ils mènent des investigations sur l’efficacité de cet outil de restauration active que constitue le repeuplement et ne disent aucunement que « ces opérations n’ont pas fait leur preuve: la majorité des civelles relâchées ne survivent pas » (d’après CP Ethic Océan)

"Des actions qui coûtent cher et qui servent à indemniser les pêcheurs".

« Ces activités de repeuplement réalisées en France sont financées par l’Etat à hauteur de 2 millions d’euros par an. Cette somme sert à indemniser les pêcheurs qui ne peuvent pas commercialiser ces civelles : l’Etat leur verse 350 euros par kg« , nous dit Ethic Océan.  

La somme totale annuelle énoncée par Ethic Océan est tirée de l’appel d’offres rédigé par l’Office Français de Biodiversité, mais ne couvre pas que de l’achat de civelles. Elle prend en compte l’achat, le transport, le déversement, l’évaluation sanitaire, le marquage et les campagnes de suivis des repeuplements: croissance, survie, dispersion des individus transférés. 

Le protocole est ici détaillé

https://anguilleresponsable.com/wp-content/uploads/2023/12/20200603_AAP-repeuplement_2021.pdf

La somme versée aux pêcheurs n’est pas une indemnisation, mais un achat effectué sur le quota de repeuplement français, achat qui est effectué aussi par d’autres pays pour leur programme de repeuplement tel que prévu par leurs plans de gestion nationaux. La somme de 350 euros au kg comprend le prix d’achat pêcheur, la marge du mareyeur et le coût d’organisation du déversement. Il est largement inférieur au prix octroyé par la filière anguille sur le quota de consommation (sur la saison 2020/2021: 207 euros pour le kg de civelles de repeuplement contre 363 euros pour la consommation).

Il est vrai qu’il n’est pas normal que cette somme soit payée par le contribuable français. Ces dépenses devraient être payées par ceux qui sont à l’origine des impacts majeurs à la fois sur les écosystèmes aquatiques, mais aussi sur l’activité économique de ceux qui dépendent directement de la productivité des écosystèmes aquatiques.

Le principe pollueur-payeur adopté par l’OCDE en 1972 et devenu par la Loi Barnier de 1995 un des principes généraux du droit de l’environnement en France devrait être ici appliqué.

Pour l’instant la seule activité qui a payé les « pots cassés » c’est la pêche professionnelle et particulièrement la filière anguille ainsi que le montre la figure 3 ci-dessous. La valeur de cette pêcherie ayant diminué de 1 à 5 après la mise en place du règlement anguille 1100/2007.

Figure 3 - Evolution du prix de kg de civelles et de la valeur de la pêcherie française sur la période 1927 à 2018

Quant au devenir des civelles exportées depuis la France vers les autres pays européens, l’affirmation « il y a de très fortes chances que les civelles restent dans les fermes aquacoles des pays européens pour finir dans les assiettes – et non pas pour être relâchées dans les cours d’eau comme prévu » n’engage qu’Ethic Océan, mais en l’absence de preuves cela relève de la diffamation et non de l’éthique environnementale.