Commentaires sur l’émission la Terre au Carré: l’anguille avec Gilles Boeuf le 2 décembre 2024

Affligeant, décourageant, mascarade, pseudo-science, voilà rapidement quelques termes qui nous viennent à l’esprit suite à l’écoute de Monsieur Gilles Boeuf qui a été Président du Muséum d’Histoire Naturelle et conseiller du Ministère de l’Environnement. 

Le sujet méritait une toute autre intervention que ce tissu d’approximations véhiculées par une personne qui, visiblement, ne connaissait pas grand chose au déclin et à la gestion de l’anguille européenne.

Certes, Monsieur Gilles Boeuf parlait en tant que Président d’Ethic Océan, une association qui soi-disant se préoccupe de pêche durable et d’éthique environnementale. Mais même dans ce contexte, les raccourcis et affirmations non étayées foisonnent relevant plus de la croyance que de la science.  

Décryptage et commentaires

Après l’énoncé de quelques généralités bien connues sur l’anguille, l’intervenant revient sur le statut de l’espèce avec dès le départ des confusions que nous allons corriger ci-après. 

Le CIEM (Conseil International pour l’Exploration de la Mer) est un organisme d’expertise que la Commission Européenne commandite pour définir les quantités de captures correspondant à une exploitation durable (préparation de la fameuse réunion de fin d’année dite des TACs et Quotas). Pour l’anguille, de 2003 à 2021, la lettre de commande de la commission conformément au règlement 1100/2007 était l’évaluation de l’impact de l’ensemble des facteurs humains sur la survie de l’espèce. Le groupe d’experts conseillait ainsi de réduire le plus possible les impacts de ces facteurs et pas seulement de la pêche. Les éléments fournis dans les rapports nationaux au CIEM permettaient d’avoir une idée assez précise des effets des principaux facteurs de pression sur la ressource. Cela aurait dû déboucher, comme demandé par le Parlement Européen, sur une évaluation des plans de gestion pour voir si les objectifs assignés aux différents usages en matière de minimisation de leurs empreintes écologiques avaient été atteints. On aurait ainsi pu constater que la pêche avait atteint l’objectif de réduction de 60% de son impact tel que préconisé, mais pas les autres facteurs qui devaient réduire leurs impacts de 75% ( et qui n’ont en fait rien réduit).

Au lieu de cela, la Commission pêche à partir de 2021 demande au CIEM de définir la quantité de captures qui correspond à une exploitation durable. La réponse du CIEM est claire (rapport Biseau et Diaz 2021): nous n’avons pas les éléments pour effectuer cette évaluation et dans ces conditions, compte-tenu de la tendance du seul indice que nous avons: valeur relative du recrutement en civelles, nous conseillons, dans le cadre de l’approche de précaution,  de ne pas pêcher du tout. Il s’agit bien évidemment d’un non avis, dont la commission européenne va se servir pour anéantir la petite pêche professionnelle maritime et fluviale sur cette espèce. 

Cette décision du commissaire à la pêche, à l’environnement et aux affaires maritimes, prise en décembre 2023, n’est ainsi pas conforme avec les conclusions du rapport dit Van-Ruyssen approuvé un mois auparavant en novembre 2023 par le Parlement européen. Ce rapport mentionnait notamment que la pêche avait fait suffisamment d’efforts et qu’il convenait de se focaliser sur les autres facteurs de mortalité: barrages, pollution, destruction d’habitats, absence de continuité écologique. 

Il s’agit ni plus ni moins d’une décision technocratique d’une commission dont le seul but n’est pas de sauver l’espèce, mais de détruire la petite pêche artisanale dépendant de l’exploitation de l’anguille (en gros le quart de la flottille du golfe de Gascogne et la quasi totalité de la petite pêche continentale) sous la pression des lobbies environnementaux. 

L’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) est souvent un organisme cité par des personnes qui n’ont que peu d’arguments à faire valoir. Monsieur Gilles Boeuf ne déroge pas à cette règle et cite le classement de l’anguille sur la liste rouge de l’UICN en 2009 et notamment dans la catégorie CR: en danger critique d’extinction. Il faut préciser que  c’est le cas de pratiquement toutes les espèces d’anguilles dans le monde.  Ce classement est lié au seul indice global que nous possédons sur l’espèce européenne :  la diminution rapide du recrutement estuarien. Ceci étant, l’UICN insiste bien sur le fait que cette liste ne peut pas servir de prétexte à des mesures de restriction  de la petite pêche, ce que ne se prive pas de conseiller les écologistes bien-pensants. 

L'outil de base approuvé par le Parlement Européen: le règlement 1100/2007

Si Monsieur Gilles Boeuf avait suivi un tant soit peu ce dossier, il aurait, comme nous l’avons dit précédemment, mentionné que le socle de la restauration de l’anguille en Europe est le règlement 1100/2007 qui a été longuement discuté par toutes les parties prenantes durant deux ans. C’est donc dans ce cadre de gestion que l’administration française met en œuvre son plan de gestion depuis 2009. 

Celui-ci repose  sur 3 grands axes: 

a- la pêche doit réduire sa pression sur l’espèce par une diminution de 60% de son effort de pêche ;

b- l’impact des autres usages sur la mortalité de l’espèce doit être réduit de 75% ;

c- le repeuplement est un outil majeur des plans de gestion et doit être mis en œuvre dans un cadre qui optimise la survie des individus transplantés. 

La position de la France, que Monsieur Gilles Boeuf critique, est conforme à ce règlement. Elle a pris les mesures pour diminuer l’effort de pêche, cette diminution étant mesurée par un comité scientifique qui établit un quota global conforme à l’atteinte de la diminution de 60% du taux d’exploitation relatif à une période de référence qui est le début des années 2000. Elle définit ainsi conformément au règlement un sous-quota destiné à la consommation et un sous quota destiné au repeuplement selon une clé de répartition de 40% pour la consommation et de 60% pour le repeuplement (article 7 du règlement). 

Il n’est donc pas incohérent, ni incompréhensible comme le soutient l’intervenant, qu’un quota de pêche ait été défini par ceux -là même qui, dans le cadre du CIEM, préconisent de ne pas pêcher du tout. Les questions posées par le règlement et par la commission sont complètement différentes ;  la commission par une posture totalement technocratique ayant redéfinie la question posée au CIEM (captures réalisables pour une exploitation durable) contre l’avis du Parlement (taux d’exploitation par la pêche diminué de 60%). 

La population d'anguilles a été divisée par dix depuis les années 80s

Encore une extrapolation sans fondement. L’indice de recrutement estuarien utilisé par le CIEM semble montrer que le recrutement est de 10% de ce qu’il était dans les années 80s. Il s’agit ici de civelles et non du stock d’anguilles jaunes ou argentées. Il est indéniable que le stock a fortement diminué du fait notamment de la taille du territoire colonisé, mais la difficulté d’échantillonner correctement tous les milieux profonds rend difficile d’estimer la grandeur de la diminution. 

Les passes à anguille sont elles efficaces ?

Non et leur efficacité est fortement réduite par leur capacité d’attraction des poissons. En outre, les anguillettes qui ont réussi à passer en amont des obstacles doivent ensuite redescendre au travers d’ouvrages munis de turbines dont certaines provoquent des mortalités importantes des anguilles en phase de dévalaison. Pour exemple, on estime en Angleterre et au Pays de Galle que la mortalité occasionnée par les 212 centrales en usage qui impactent près de 11 200 hectares de surface de production est équivalente à la moitié du prélèvement par pêche. Il est de même en Allemagne où l’on estime que la perte annuelle engendrée par le fonctionnement de ces centrales est de 277 tonnes en 2019 soit la moitié de ce qui est capturé par la pêche. 

Non la pêche professionnelle ne se contente pas uniquement d'exploiter la ressource.

En minimisant l’impact de la pêche de loisir sur la ressource en anguille et en amplifiant son apport à l’observation des milieux aquatiques, on peut se demander si le Président d’Ethic Océan ne fait pas preuve de clientélisme. Loin de nous de penser que la pêche de loisir ou tout au moins que certaines fédérations de pêche n’apportent pas des éléments d’observations importants dans la gestion des ressources halieutiques et de leurs habitats. Leurs actions conjointement avec celles des pêcheurs professionnels dans la gestion de structures techniques comme : MIGRADOUR, LOGRAMI ou MIGADO, par exemple, sont là pour en témoigner. De là à dire, comme le fait le Président d’Ethic Océan que les pêcheurs professionnels ne sont là que pour exploiter une ressource, il y a à l’évidence une méconnaissance de l’apport de ces professionnels à la gestion de ces ressources et plus largement à la veille environnementale indispensable au suivi de ces milieux très diversifiés.

On peut citer, parmi tant d’autres, les actions des pêcheurs professionnels dans le cadre du projet européen INDICANG (indicateurs de colonisation dans la partie centrale de l’aire de répartition de l’anguille européenne) ; leurs participations au projet EELIAD qui a permis de conforter les connaissances sur le comportement de l’anguille dans l’océan atlantique ; le suivi et le marquage des anguilles en Méditerranée pour confirmer l’hypothèse que les anguilles de Méditerranée se reproduisent bien en mer des Sargasses ; la mise au point de techniques de captures successives sur la Loire pour estimer la quantité d’anguilles argentées dévalant vers la mer et puis plus largement la mise à disposition de données précises sur les pêcheries civelières, données d’ailleurs non exploitées par les experts du CIEM pour des raisons non encore expliquées. 

A contrario, il est très difficile d’obtenir des informations sur les captures d’anguilles jaunes et argentées effectuées par la pêche de loisir. Les quelques estimations existantes montrent a minima que celles-ci sont loin d’être négligeables. 

Non la pêche de la civelle n'est ni industrielle ni intensive

A la question posée par le journaliste sur la pêche de la civelle en France que l’on peut qualifier de « surpêche industrielle pratiquée de manière intensive », Monsieur Gilles Boeuf surenchérit et dit « en plus on nous apprend à l’école qu’il ne faut pas pêcher un poisson qui ne s’est pas reproduit au moins une fois et en plus on pêche des bébés ». 

Cette réponse en tant que scientifique est plus qu’approximative et digne d’une image d’Epinal ! Il faudrait quand même réviser les bases de la gestion des populations qui indiquent que pour une exploitation durable la mortalité par pêche doit être bien inférieure à la mortalité naturelle pour que la population perdure en étant exploitée par un prédateur (dont l’homme). 

Les travaux développés ces dernières années et les expertises effectuées par le comité scientifique renseignant l’administration sur l’évolution du taux d’exploitation de cet alevin indiquent que le taux d’exploitation de la civelle dans les années 2000s était de l’ordre de 15 à 20% des individus remontant durant la période de pêche. Depuis cette période, le comité scientifique estime a minima que l’intensité de l’exploitation a été divisée par deux. Actuellement, on peut estimer que moins de 10% du flux de civelles remontant nos estuaires est exploité par la pêche professionnelle. Cette mortalité par pêche est à rapprocher de la mortalité naturelle estimée selon les experts du CIEM à 90%. 

Avec ces chiffres, il est possible d’estimer l’impact de la pêche actuelle de la civelle par rapport à d’autres facteurs anthropiques comme nous l’avons effectué dans le Livre Blanc sur l’anguille (voir actualités AFPMAR). En résumé, 25 tonnes de civelles capturées pour la  consommation correspondent à une perte de 75 tonnes d’anguilles argentées soit 3% des prises d’anguilles jaunes et argentées effectuées en 2023 dans l’aire de répartition ; à 23% de la mortalité des anguilles argentées engendrées par les installations hydro-électriques au Royaume – Uni en moyenne annuelle pour la période 2017 – 2019. 

Non il n’y a vraiment pas de quoi qualifier la pêche de civelles d’activité industrielle pratiquée de manière intensive. 

Qu'est ce que notre pays a fait pour protéger l'anguille !

« Pas suffisamment » nous dit Mr Gilles Boeuf. 

Certes, mais il aurait pu ajouter que les principaux pollueurs et destructeurs de la Nature ne sont pas les payeurs. Pourtant, en tant qu’ancien conseiller du Ministère de l’Environnement, il aurait dû savoir que la Charte de l’Environnement comprend 3 principes fondamentaux: de Précaution, de Prévention et Pollueur -payeur. Dans le  cas de l’anguille les seuls qui ont, pour l’instant, payé et qui subissent de front la dégradation perpétrée par l’irresponsabilité de nos sociétés, sont les pêcheurs! 

Sans un respect a minima de leurs champs de travail, les pêcheurs professionnels ne peuvent exploiter de manière durable les ressources ichtyologiques comme l’anguille dont les habitats ont été saccagés par de multiples usages. 

Oui la transplantation d'anguilles à l'intérieur de sa zone de répartition naturelle est une opération qui marche.

« Sur le repeuplement je suis sceptique » nous dit Mr Gilles Boeuf, « car j’attends que l’on me démontre qu’une anguille, capturée, stockée, transportée au loin serait mieux à même de survivre qu’une anguille qui n’aurait pas été pêchée auparavant ». 

Là encore, ce n’est plus un énoncé d’une connaissance, mais l’énoncé d’une conviction. Les rapports nationaux soumis au CIEM montrent que les pêcheries intérieures des Pays Baltes, de la Finlande, de la Suède, de la Pologne n’ont pu tenir que par la transplantation de civelles issues notamment du Royaume-Uni et de France et ceci durant de nombreuses années. Ces transplantations ont été effectuées dans des étendues d’eau dont la connectivité avec le milieu marin était entravée par des barrages. Les marquages effectués en Baltique montrent également que ces anguilles issues de transplantation ont des comportements migratoires analogues à celles des anguilles « autochtones ». 

Certes, si l’on veut optimiser l’apport de ces transplantations , il faut parallèlement assurer une gestion raisonnée de ces populations transplantées, c’est ce qui est demandé dans le cadre des opérations de repeuplement en civelles et en anguillettes sous financement public. 

« Cela coûte 2 millions d’euros d’argent public en France », nous dit l’intervenant. 

Oui, tout à fait et c’est une honte car il est bien évident que c’est en premier les destructeurs d’environnements aquatiques qui devraient payer selon le principe pollueur -payeur et en premier lieu les grands producteurs d’hydroélectricité, électricité soi-disant verte produite par destruction de la continuité écologique nécessaire à la colonisation des habitats potentiels de l’espèce. 

Au bout du compte, les premiers qui trinquent sont ceux qui subissent la dégradation de leurs champs d’exploitation dont ils ne sont nullement responsables: les pêcheurs. 

La gestion de l'anguille selon Ethic Océan !

A la question du journaliste : « Comment fait-on pour sauver les anguilles aujourd’hui ? »

Monsieur Gilles Boeuf conclut:  » Et bien on met les pêcheurs autour d’une table tous ensemble et on fout la paix aux anguilles. Arrêtons de la pêcher sinon je ne vois pas comment on s’en sortira autrement! »

C’est simple, mais cela ne marche pas avec ce type d’espèces, même si on occulte les retombées sociales dont Ethic Océan n’a pas l’air de se soucier.  

Les exemples sont nombreux qui montrent que l’arrêt de la pêche accélère la chute de ces populations si parallèlement on ne restaure pas les habitats des espèces migratrices: saumon de Loire et du Rhin, aloses de Gironde et de Loire, anguille du Rhône sont là pour en témoigner. La pêche  de ces espèces a été arrêtée depuis plusieurs décennies, sans succès car les habitats n’ont pas été restaurés. Ces espèces emblématiques  disparaissent en fait dans l’indifférence générale. Le champ est  libre pour les  destructeurs de nature qui se sentent confortés par le fait que le seul accusé est la pêche et beaucoup d’ONGs dont Ethic Océan sont les complices de cet état de fait.